Nos souvenirs
sont-ils
derrière nous?



a§s est un outil d’expérimentations esthétiques, philosophiques, politiques et poétiques. a§s invite, chaque second mercredi du mois, des intervenant·ex, artistes, chercheur·eusex, à honorer un désir qu’iels pourront déployer dans une proposition rendue publique. Auto-initié, ce projet fait de collaborations multiples est un espace pour se rencontrer, s’inventer et se reconnaître.

Petite fascination adolescente, tout d’abord. Au-delà de son aspect provocateur confinant parfois au grotesque, les vidéos de Camp Kill Yourself et Jackass mettent en exergue un certain rapport au corps, par exacerbations de la chute. Les scènes qui s’enchaînent répondent à un protocole réfléchi où la prise de risques agit comme source d’expérimentations plus encore que d’insolence, prenant forme de catharsis.
       Camp Kill Yourself est un ensemble de vidéos initiées à la fin des années 1990, mêlant skateboard, pitreries et cascades, plus extrêmes les unes que les autres. Créée par Bam Margera et le réalisateur Brandon DiCamillo, cette série est la grande sœur de la très populaire série Jackass, adoptée par MTV au début des années 2000. L’équipe formée principalement de skateurs déploie alors des vidéos compilant skate, musique et blagues potaches. Réalisées avec des moyens limités souvent pirates, les vidéos usent de façon répétée de provocations corporelles qui viennent d’abord entrecouper les images de skate; figures souvent montrées en deux versions: l’une ratée, l’autre réussie, gloire ou chute parfois violente, de corps glissants dans l’espace. Eux-mêmes influencés par les performances chaotiques et extrêmes de certains artistes punks (tout particulièrement GG Allin auquel est rendu un hommage alcoolisé et urinaire), le phénomène relève de l’inconscience généralisée et réveille chez le·a spectateur·ice les limites de ce qu’iel peut admettre—à l’instar du Funny Game de Michael Hanneke, que j’apprécie tout autant.
       Cette vignette souligne, à mon sens, les joies singulières qui permettent et valorisent des attitudes décomplexées, rien-de-conceptuel, sexy—résolument provocatrices (de provocare, un appel à la parole). De l’envie de créer ses propres outils vivants pour faire valoir l’expérimentation, l’arpentage et l’erreur, a§s se nourrit des héritages qui inspirent ces attitudes, et devient un projet à part entière—quoiqu’assez conformiste en comparaison. Ces pratiques mettent davantage en avant le processus comme outil plutôt que de valoriser leurs fins, dans une dynamique qui accueille véritablement l’essai—et ses doutes. a§s est un projet qui s’adapte aux propositions de ses invité·x. À la manière de Public Access Poetry ou encore de Mel Chin & The Gala Committee (In the name of the Place) dans de tout autres registres, ces pratiques questionnent avant tout les espaces qui permettent d’accueillir ces postures expérimentatrices. Elles éveillent l’idée que de disposer d’un tel espace, pour travailler comme pour s’exprimer, est aussi affaire de privilèges—de ceux qui permettent la liberté de faire: si la liberté se veut infinie, que le pouvoir est quant à lui limité, c’est un immense atout que d’accéder aux moyens qui permettent de dépasser ce qui le limite. La question de l’espace, tout d’abord, embraye avec elle tous les moyens matériels qui encadrent, encouragent ou contraignent la production de ses effets.
       De cette liberté qui s’exige universellement, de notre volonté d’exprimer un point de vue dans sa corrélation ténue avec le monde et pour embrasser toutes les ambiguïtés qui nous traversent, il faut qu’il y ait des lieux et des personnes pour les accueillir, qui se chargent d’un impératif de soin, d’une responsabilité d’écoute. Ces relations de contact, qui se vivent au travers du regard, en relation sensible de l’expérience de l’autre, permettent un rayonnement de la rencontre souhaitée mutuellement. Ici, je pense spontanément aux liens que tissent les expériences des Relationnal Objects de Lygia Clark, mais aussi à Laurence Rassel: d’une part, de manifester des souvenirs—immédiatement, et des rendez-vous; d’autre part, de l’importance de l’hospitalité.

a§s est le projet dont l’hospitalité, l’invitation, l’accueil sont les principaux outils. L’hospitalité est traditionnellement définie comme la capacité à accueillir l’autre de manière conviviale et bienveillante. Accueillir suppose déjà une forme radicale d’ouverture et de décentrement, de hors-soi, contenant en puissance toute la question éthique et politique du rapport à soi et aux autres, à la place que l’on y consacre. L’espace en est le support; le lieu, la surface a charge d’en relayer plus lisiblement les dynamiques. Supposons l’hospitalité comme espace qui reçoit. Créer cet espace d’intimité, de partage, le seuil—sourire du pas de la porte—, n’agit pas comme espace protégé du monde. Malgré les murs, il ne se fait pas hors de lui comme les White Cubes tentent de le feindre d’une manière tout à fait dystopique. C’est un lieu traversé par l’expérience du réel qui, sans une pause, permettrait chaque fois la rencontre d’une altérité, bienvenue comme telle. Faire lieu précise une réponse transitoire à l'errance, un arrêt incertain, qui ne dure que le temps de l'hospitalité. Choisi, confié, élu, un moment se fait.
       De ces réflexions sur l’accueil, je m’inspire de l’attitude des maîtresses de maison, en tant que concept ou métaphore, des savoirs-faire en charge du travail d’hospitalité, des sourires. Elles évoquent le travail de l’ombre pour que sur la scène tout puisse se dérouler sans accrocs. Cette attitude s’apparente à une économie du don, que ce rôle incarne tout à fait: assigné au genre féminin en raison de sa propension à l’écoute, à la disponibilité et au care, cette figure illustre les expertises multiples de celleux qui accueillent; bien que par définition, elles ne possèdent pas le lieu qu’elles occupent. L’hospitalité est affaire d’exposition à l’autre, en tant qu’iel nous affecte. Les rencontres, desquelles peuvent émerger de véritables moments de partage, se disposent tout autant à renouveler cette dynamique vers l’extérieur. En invitant ces personnes, en encourageant la joie de faire et d’honorer ses désirs, nos libertés irradient d’elles-même. La responsabilité de celleux qui accueillent est de permettre à cette expression d’être libre, de nourrir une confiance.

Enfin, exposer: honorer les invité·ex dans leurs intuitions, rendre concrète et tangible une proposition et y apposer un rendez-vous. Les collaborations se veulent totales, adaptatives, spontanées, à disposition des personnes invitées. Ex-poser aussi, se poser au dehors. S’effacer, comme action autrement forte; permettre une transgression de l’intériorité et de l’extériorité. Exposer comme geste de mémoire, de rencontre, de contact. Intrigantx, inconnux, intrux, sans chercher à assimiler ou à ramener au connu: une exposition donne lieu, sans demander ni réciprocité ni pacte. L’hospitalité, c’est aussi se laisser altérer par l’autre, le·a laisser remettre ma maison et mon identité en question.
       Aux rendez-vous des expositions, on retrouve usuellement les « vernissages » dont le nom trahit déjà l’usage. Or, publier —rendre public— dépasse largement toutes mondanités: un acte déjà fort pour les intervenant·ex, qui invitent à leur tour d’autres personnes à s’y sentir convié·ex; et d’ancrer pour touxtes un souvenir, quelque part. Exposer suppose intrinsèquement un espace collectif. Le texte, indice traditionnel de l’exposition d’art est aussi objet de relations, de mise en contact, permettant d’activer plusieurs exercices: celui de rencontrer, collaborer, comprendre, de se remémorer, absorber et digérer.

Il est compréhensible que les membres de Jackass voulaient éviter la souillure de la respectabilité: ils se tenaient à la confluence de l’ethos fainéant-prolifique de la culture skate, ayant mis à jour une comédie d’embuscade pour l’âge d’or de l’exhibitionnisme sur YouTube; et dans le même mouvement, de traditions artistiques plus anciennes et dites plus honorables: cinéma muet, Dadaïsme, Théâtre de la cruauté, arts corporels et autres formes performatives. Leur formule ne faisait ni consensus, ni rupture, ni critique, elle s’exprimait là où elle pouvait éclore, sans enjeux sans prétentions, offrant à chaque fois la possibilité de se défaire de la contrainte conceptuelle. 
        Au sens jamais figé, la pratique reste en mouvements. Un mouvement qui permet au projet de jouir d’une grande souplesse, une densité malléable, qui se revêt par celleux qui lui donnent corps—et se réinvente aussitôt que le·a protagoniste change. Son épaisseur se fait à mesure de la diversité des propositions. Ce n’est pas une identité, c’est un système. Modulaire, ajustable, perfectible, transitoire, en mouvement, instable, sur-mesure, en jachère, supposé. S’inventer et se reconnaître est une manière de dire son mouvement, ses actions et réflexions, d’exprimer la responsabilité que chacun·e accepte, dans une boucle vertueuse qui découvre ses fins une fois l’expérience aboutie. L’exposition n’est qu’une mise en lumière. Rien de plus rien de moins que la mise à jour d’une intuition.  
        L’exposition est moins une forme de représentation codifiée héritée des espaces élus par un cadre institutionnel; mais bien une circonstance, zone de réunions et d’assemblées d’êtres humain·es—et de leurs interactions. Ce qui se passe à ces occasions sont une suite d’inadvertances, depuis l’occupation d’une scène où les intervenant·es déploient un sujet voulu totalement libre —« tu fais ce que tu veux » étant l’unique ligne directrice des projets— et dont l’usage produit une compréhension réfléchie, au delà d’une simple distraction, voir un effet émotif ou des réactions immédiates. Le sujet, la proposition, tendrait à avoir un effet durable avec qui la partage (un souvenir!); et l’évènement revêt alors valeur de célébration: une organisation unique et irremplaçable, née de la responsabilité de toustes celleux qui en organisent les festivités. Créer une occasion pour les recevoir permet de considérer les désirs des intervenant·es comme choses sérieuses et réelles, qui tendent à être honorées plus que légitimées. Toutes ces personnes réunies s’unissent dans l’affirmation d’une expression libre, dans un exercice qui peut refléter, exprimer, esquisser, dépeindre —sinon affronter— le monde réel, et que par cette action il est possible de comprendre au moins une petite partie de ce monde; que cette occasion permet d’en produire une image, qui permet qu’un monde s’agrandisse doucement. Et qu’au delà de ce striptease intellectuel une proposition n’est que cela, et qu’une fois terminée, toustes retournent au flou complexe et irrésolu de notre mystérieuse condition.

        ASSS FOR SPASSS
Chaque second mercredi du mois
Chaussée d'Alsemberg, 110
1060 Saint-Gilles, Bruxelles



Relational Objects, Lygia Clark, 1976—1982
In the Name of the Place, Mel Chin & The GALA Comittee, 1995—1997

Bart runs for class president, The Simpsons

Funny Games, Michael Haneke, 1997

‘Four Stages of Simulation’ meme, en référence à Jean Baudrillard

Albums Panini

L2 et L1, Jean Guiraud

(unexpected)

Posy, Silicon Graphics, 2002

Naomi Campbell par Jean-Marie Perier, 1996

Maggie the Cat, Trajal Harrell, 2023
If the sun goes on torturing me, I will have to make a decision, I won't live here anymore, Guy de Cointet, 1983
Tell Me, Guy de Cointet, 1934—1983
Contaminations

Patty & Selma
Relational Objects, Lygia Clark, 1976—1982
Literature sausages, Dieter Roth, 1961—1970

Agnès Varda en patate au vernissage de son exposition
Objets à l’ombre du soleil
boss

L’emplacement de la plume trouvée peut-être indiquée au pigeonnier qui y a renseigné son contact

Dame Eboshi
Camp Kill Yourself & Jackass
Dumb & Dumber, font
Piscines naturelles

Smoke and drink at once, Joe Colombo, 1964
Seuils
Hello Kitty “thinking”

Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, Otto Dix, 1926

Couleurs

Set  IFHY (I Fucking Hate You), Tyler The Creator, 2013

Label “Parental Advisory”

Dialogue of constant questioning, Questions, Peter Fischli et David Weiss, 2000-2003

‘Book of the dead’, Necronomicon Ex-Mortis, Evil Dead II, 1981

Burn book, Mean Girls, 2004

Livre ‘My Story’ dans Bachelorette, Björk
Jeux de cartes à jouer et à collectionner

Nid

Homage to the Square, Josef Albers, 1949—1976
Jovens se abraçando na praia de Ipanema, Ricardo Beliel, Rio de Janeiro ‘80 — via @fado_tropical

Ceinture souple




BIBLIOGRAPHIE

        Starhawk, Quel monde voulons-nous?, 2019
        Starhawk, Comment s’organiser? Manuel pour l’action collective, 2021
        Bifo (Franco Berardi), Respirer—Chaos et poésie, 2024
        María Grace Salamanca Gonzaléz, Esthétiques du care pour l’Anthropocène, 2023
        Mark Fisher, Désirs Postcapitalistes, 2022
        Erving Goffman, Façons de parler, 1987
        ContraPoints
        Paul B Preciado, Dysphoria Mundi, 2022
        Auriane Preud’homme, Gossiping is Not (Just) Bitching, 2022
        Aristarkhova Irina, HOME-SITE: Homeliness of the House and its ‘Feminine Hospitality’, 2007
        Genesis Breyer P. Orridge, La poésie n’est pas une solution, Entretien avec Genesis Breyer P. Orridge, France Culture, 2012
        Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, 1995
        Thierry Chancogne, Histoire du graphisme avant la modernité en trois temps et cinq mouvements, 2018
        Yvonne Rainer, Work 1961—73, 2020
        Yvonne Rainer, Feelings are facts, 2006
        Fischli & Weiss, Fleurs & Questions, 2007
        Donna Haraway, Vivre avec le trouble, 2020
        Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, et autres questions de philosophie morale expérimentale, 2011
        Natahlie Sejan, Faire (et autres projets)
        Ann Patchett, “I am a compost heap, and everything I interact with, every experience I’ve had, get shoveled onto the heap where it eventually mulches down, is digested and excreted by worms, and rots. It’s from that rich, dark humus, the combination of what you encountered, what you know and what you’ve forgotten, that ideas start to grow”.
        Ryan Gander, LAX, 2021


Que nos joies demeurent